Corps, danse et somatique


Corporéité et apprentissage. Pour une pédagogie au croisement de la philosophie, de la danse et des études féministes


Dans cet article, nous souhaitons réfléchir à ce que serait une pédagogie incarnée dans l’enseignement philosophique et universitaire. Nous souhaitons décloisonner la compréhension commune de l’enseignement philosophique, dans laquelle le corps n’est pas ou peu engagé, à partir d’une pédagogie fondée sur l’expression du corps telle qu’elle est développée par les arts vivants. Pour ce faire, croiser les apports de champs disciplinaires variés tels que ceux de la philosophie, de la danse, de l’éducation somatique mais aussi des études féministes nous paraît particulièrement opportun. La philosophie de l’Antiquité accordait une place importante au corps dans l’éducation à travers l’« art choral » qui comprenait notamment la danse (Platon, Lois, II 673d ; VII 795e). Aujourd’hui, si le corps est une ressource pédagogique reconnue (Duval et al. 2022, p. 3-4-5), son utilisation reste limitée à l’Université et alimente des rapports de domination par négation des vécus corporels. Tel que l’explique bell hooks, nier le corps alimente le mythe d’une classe neutre permettant de normaliser certains comportements associés aux classes sociales dominantes (hooks, 1994). Or, cette normalisation restreint l’apprentissage des étudiant·es venant de groupes sociaux non dominants. En réponse à ce problème, nous nous intéresserons aux enjeux pédagogiques, mais aussi épistémiques et politiques qu’induit la prise en compte de la corporéité dans l’enseignement. Il nous semble crucial de les identifier à travers une démarche interdisciplinaire afin de rendre compte de la complexité et de la richesse de la corporéité, au croisement de la philosophie, de la danse et des sciences de l’éducation.

Pour répondre à la question, comment mettre la corporéité au centre de l’apprentissage, en tant que ressource pédagogique et lieu de savoir ?, nous clarifierons d’abord l’enjeu pédagogique en précisant ce qu’est un apprentissage « par le corps ». Dans un deuxième temps, nous aborderons l’enjeu épistémique lié au « savoir expérientiel » en interrogeant les relations entre action, perception et cognition, mais aussi la dimension affective du savoir. Enfin, nous explorerons l’enjeu politique lié à la prise en compte de la corporéité dans l’apprentissage en montrant, grâce aux concepts d’autorité somatique et d’agentivité épistémique incarnée, que la conscience des sensations corporelles et de la relation du corps avec son environnement est susceptible d’augmenter notre pouvoir d’agir.





                                            * 

Dans le domaine de l’éducation somatique, la notion de sensation est fondamentale. Les pratiques somatiques développent une conscience du corps en mouvement, basée d’une part sur les ressentis subjectifs intérieurs et l’expérience individuelle, et d’autre part sur la relation du corps-sujet avec l’environnement qui l’entoure. La sensation perçue informe sur d’autres espaces (internes, externes, physiques et symboliques) qui peuvent être mis en mouvement ou générer un mouvement. Ces potentiels de mouvement sont aussi, plus largement, des potentiels d’agir. (...)

Il existe chez chacune et chacun de nous des trous noirs ou des gestes manquants, des zones de l’espace dans lesquelles le corps ne peut aller parce qu’il n’en a pas conscience. Or, le fait d’occuper un espace n’est pas seulement lié à une condition strictement anatomique ou physique mais également à notre capacité à prendre conscience de la possibilité même d’occuper cet espace. L’activité perceptive se déroule en amont du geste et induit une certaine anticipation posturale sur la base de laquelle s’effectuera le geste. (...) Cette perception de l’espace qui rend (ou non) un geste possible dépend étroitement de nos expériences antérieures. Tout comme de nouvelles expériences corporelles (imaginées et agies) contribuent à faire exister différemment l’espace et ses possibles. 



“Du corps intime au corps social” : pratiques somatiques et pensée critique. Dialogue avec Sylvie Fortin


Les pratiques somatiques nous invitent à aiguiser notre conscience corporelle jusqu’à ne plus douter de la légitimité de nos ressentis. Cette autorité somatique est source de puissance (d’agir), parce qu’elle offre un accès sur un autre type de connaissance de soi, et parce que cette connaissance et cette confiance acquises dans l’expérience subjective permettent d’affirmer sa propre parole face aux discours dominants. 

                                             *

“ Quand tu commences à te sentir, à te percevoir, tu te perçois immanquablement dans un certain contexte plus large. En éducation somatique, je parle de perception du corps en mouvement, mais une perception est toujours accompagnée par une pensée et une émotion. Ça vient toujours ensemble. Lorsque tu commences à intégrer tout ça dans ta vie quotidienne, tu te transformes…tu chemines souvent dans la direction d’un empowerment individuel et collectif. Mais si le discours dominant est toujours en compétition avec ce que tu sens, éprouves et penses ; si le discours dominant prend toute la place et désavoue en quelque sorte tes perceptions, cela nécessite de s’engager dans un processus d’éducation somatique pour que tu ressentes les choses tellement fort à l’intérieur de toi que ce ressenti devienne indiscutable. « Oui c’est mon autorité somatique, oui j’ai mal, oui c’est ça que je ressens, oui c’est ça que je pense, oui c’est ma parole, et ma parole peut co-exister à côté d’autres paroles ». 






La sociologue Pirko Markula soutient que toutes les pratiques corporelles peuvent être potentiellement émancipatrices ou oppressives. Elle explique que de nouvelles expériences corporelles sont nécessaires mais insuffisantes au développement d’une pratique du soi qui puisse résister aux discours dominants. Pour qu’une pratique apporte de l’empowerment, elle précise que la présence d’une pensée réflexive et critique est indispensable15. Voilà un défi de l’éducation somatique : sortir d’un méliorisme naïf pour resituer la complexité affective, sociale et politique qui est engagée dans l’apprentissage somatique individuel .”



Mises en corps. Enquête sur les pratiques corporelles qui façonnent, lient ou libèrent


Recherche réalisée avec le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, incluant une enquête auprès de Danse contre la violence (Montréal Danse).


Le corps est l’interface qui nous relie à nous-même et à ce qui nous entoure. Instrument aux multiples facettes, il peut être à la fois le réceptacle du pouvoir et le lieu d’une puissance d’agir retrouvée. Cette étude explore la manière dont le corps - en particulier le corps des femmes - est perçu, considéré et vécu dans la société occidentale contemporaine. Mais surtout, elle veut mettre en évidence et questionner les représentations et les pratiques corporelles (improvisation dansée, pratiquesatiques, …) qui contribuent à faire du corps un lieu de résistance, d’engagement et d’émancipation. 



Crédits illustration : Lissa Gasparotto